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Thibault Randoin

De l'importance d'avoir des roues pour Modestine

Pour la première fois de ma vie je partais pour voyager dans un livre. Il arrive que certains livres vous transportent. Cette fois c'est moi qui transporterai le livre, l’emmènerai sur les chemins qu'il décrit. J'allais fouler les mêmes terres, passer dans les mêmes villages, m'enfoncer sous les mêmes frondaisons et connaître les mêmes déclivités du terrain. Ni à la même allure, ni accompagné de la même manière, et presque 150 ans plus tard, j'allais m'engager sur le célèbre chemin de Stevenson, du nom de l'écrivain Robert Louis Stevenson auteur des fameux « L'étrange cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde », de « l'Île au trésor » et du génial petit ouvrage « Voyage avec un âne dans les Cévennes ».

Ce chemin mène du Puy en Velay à Alès. Il défie le Gévaudan puis, forçant le sommet du Mont Lozère, il finit par plonger dans les gorges du Tarn pour mieux s'en extirper plein Sud, à travers les Cévennes, et terminer sa course dans la garrigue sous le chant des cigales.

Long d'environ 280 kilomètres, il aura fallu douze jours à Stevenson et à son ânesse Modestine pour le parcourir, alors même qu'il n'existait aucun itinéraire tracé. C'était la découverte, l'inconnu, le voyage, l’aventure en somme. Aujourd'hui encore il faut le même temps à ceux qui s'y lancent à pied avec un âne. De mon côté, en VTT, c'est en trois jours que je rejoindrais Alès, la douceur de l'âne et son mauvais caractère en moins. Et s'il fallait une raison pour justifier cette perte de temps, car il faut bien avouer, de nos jours il y a plus rapide pour rejoindre le sud de la France, Stevenson vous la livre sur un plateau : “Je voyage pour l’amour du voyage. La grande affaire est de bouger, de sentir de plus près les besoins et les démangeaisons de notre vie, de descendre de ce lit de plumes qu’est la civilisation, et de trouver sous nos pieds le globe granitique, semé de silex coupants. Hélas, tandis que nous avançons dans la vie, comme nos affaires nous préoccupent de plus en plus, il nous faut travailler même pour nos loisirs. Maintenir un ballot sur un bât contre les rafales glacées du nord n’est pas un grand travail, mais cette industrie sert à occuper et à calmer notre esprit. Et quand le présent est si absorbant, qui peut se tracasser de l’avenir ?”. Il ne m’en fallait pas plus pour me convaincre, j'enfourchai ma bicyclette.


Nous étions en juillet, il faisait chaud, je quittais le Puy en Velay, sac au dos et sacoche à la selle, je transpirais déjà et je n'avais pas fait cent mètres. Une précision s'impose, Stevenson n'était pas parti du Puy mais du Monastier-sur-Gazeille, une quinzaine de kilomètres plus loin. La communauté de commune ou les services touristiques de Haute Loire vous offre ce petit surplus, par souci logistique ou pour profiter de la manne financière des randonneurs. Arrangement historique dans un but politique? Et puis de toute façon, combien de randonneurs ont vraiment lu le livre ?

Toujours est-il que l'intérêt des chemins qui conduisent au Monastier n'était pas grandiose. Je passais donc dans la véritable ville de départ sans même m'arrêter. Je n'eus donc pas le temps de vérifier la réputation de la ville faite par Stevenson, en incipit de son ouvrage : « Le Monastier est remarquable pour la fabrication de la dentelle, l'ivrognerie, la liberté des propos et les dissensions politiques de ses habitants ». La dentelle et la politique ne faisant pas partie de mes centres d'intérêts, il ne restait que l'ivrognerie pour me retenir mais l'heure ne s'y prêtait guère.

Je descendis donc au fond de la vallée, traversai un ruisseau sans nom et remontai une côte raide et pierreuse à pied. J'avais, pensais-je, le loisir de pousser ma Modestine à moi, de la faire avancer à mon rythme, certes un peu lent, mais vraisemblablement moins que la vraie faite de chair et de poil. « Il n'est de mots pour décrire la lenteur de ce pas, qui était à la marche ce que la marche est à la course» se lamentait pourtant l’écossais à peine parti. Une fois en haut, je me dirigeai vers le village de Goudet qui enjambe la Loire, ici à peine large de quelques mètres, si proche de sa source. Le hameau « de toutes parts enfermé par les montagnes», rattaché au monde extérieur « par des sentiers rocailleux, praticables au mieux par des ânes», et désormais quelques routes invitent à l'arrêt et à la baignade, mais je m’abstins car j'avais observé une sieste peu de temps avant et il restait du chemin à parcourir. Il s'agissait d'ailleurs d'escalader l'autre versant et je parierais que cette fois Modestine le fit plus rapidement que moi tant la pente était raide et le chemin jonché de cailloux roulants.

J'avais lu que, peu de temps après, le paquetage de la petite ânesse s'était effondré au sol, obligeant Stevenson à abandonner son gigot et quelques autres effets encombrants comme son fouet à œuf. J'ouvris donc l'œil au cas où je tomberais sur le précieux chargement, mais il est de l'ordre du possible qu'en l'espace de 145 ans, un renard soit passé par là pour chiper le gigot. Quant au fouet je n’en avais pas l’utilité, n’ayant pas d’œufs à disposition.

Bredouille, je poursuivis jusqu'au Bouchet St Nicolas où je me désaltérai dans une auberge d'un Coca Cola frais, ni light, ni zéro, ni rien, l'authentique, celui qui tabasse. Peut-être la même auberge que celle où fit halte Stevenson pour sa première nuit, quoique celle-ci n'avait pas un sol en terre battue... Ensuite pour rejoindre Pradelle, quinze kilomètres plus loin, inutile d'avoir recours à l'aiguillon sur mon destrier qui fila sur les pistes descendantes comme un cheval au galop. Ce fameux aiguillon, fourni par le tenancier de l'auberge, fut une découverte pour Stevenson, l'apprenti muletier, qui constata du même coup que Modestine était une formidable actrice, elle qui faisait mine d'être à bout dans chaque montée avant de tâter du bâton pointu.

Je fis une dernière halte à Pradelle pour remplir mon outre, de marque Camelbak en plastique bleu. J'investis aussi 4,95€ dans une conserve de saucisses de Toulouse et lentilles cuisinées sans arôme artificiel, dans le but d'avoir un dîner convenable pour mon arrivée au bivouac. La suggestion de présentation ayant fini de me convaincre, j'étais persuadé de bien manger ce soir. Il s'avéra, qu'il fut tout bonnement impossible de reproduire la présentation suggérée. Nonobstant le fait que je ne disposais pas de tous les aromates présents sur la photo, je n'avais pas non plus le pouvoir de faire léviter les saucisses, ni de Toulouse ni d'ailleurs au dessus des lentilles, au dessus de rien du tout en fait. Ce n'était pas encore conscient de cette future déconvenue que je finis par arriver à Langogne où je franchis l'Allier. J'eus une pensée pour mes souvenirs d'enfance à Vichy, elle aussi traversée par ce fleuve. J'aurais pu suivre son lit et il m'aurait ramené à Vichy mais pas à mes quinze ans, je m'épargna donc cette peine.

En quittant Langogne, on pénétrait de fait dans le Gévaudan et il me fallait commencer à chercher mon lieu de villégiature pour ce soir. Je mis une bonne dizaine de kilomètres pour le trouver et j'estime, avec le degré d'imprécision propre aux récits d'aventures qui sont à l'opposé des atlas géographiques rébarbatifs que j'ai probablement monté mon camp non loin de celui de l'écrivain lorsqu’il se perdit dans la nuit et sous la pluie un peu avant le Cheylard. Il y passa une nuit merveilleuse.

Au matin du deuxième jour, peu après le départ, je traversa le hameau de Fouzilhac, composé de seulement quelques robustes corps de fermes bien rénovés. C'est sur le perron d'une de ces maisons que Stevenson demanda son chemin avant de se perdre dans la nuit noire et dans ces forêts du Gévaudan si terrifiantes aux paysans du cru. « Je ne sortirais pas de la porte» car « il fait noir» jura le vieux bourru, effrayé par la bête dont la légende imprègne encore les brumes du crépuscule. Après avoir tourné les talons et lancé un justifié «vous n'êtes qu'un lâche », l'écrivain, moins impressionné par les nuits humides du Gévaudan que par celles de son Ecosse natal pénétra dans la sylve, attacha Modestine et se blottit dans son « havresac» de conception artisanale mais néanmoins étanche et chaud. Si seulement j'avais eu cela pour la nuit qui m'attendait le soir même… Nous y reviendrons.

De mon côté, j'arrivais bien vite au village du Cheylard l'Evèque que notre homme recherchait pour y dormir la veille au soir et qu'il finit par gagner le lendemain matin en déclarant « qu'il ne valait pas de l'avoir tant cherché ». Avis partagé, car j'aurai aimé y trouver une boulangerie pour le petit déjeuner mais rien. Je dus pousser jusqu'à Luc pour opérer mon ravitaillement dans une épicerie de village. Dans la descente avant ce hameau, mon ballot arrière attaché à ma selle, pris du jeu et finit par tomber sur ma roue arrière. Fait totalement inédit en plusieurs voyages à vélo et malgré des descentes bien plus cahoteuses, je ne pus m'empêcher d'y voir un petit hommage à Modestine qui, la pauvre, accompagnée par ce piètre muletier de Stevenson, voyait son paquetage valser au sol très régulièrement.

Concernant Luc, il est assez juste de dire que «c'est un village sans beauté, sans trait distinctif», quoique les ruines du château qui le surplombent sont assez pittoresques. J'appris d'ailleurs que la statue de Notre-Dame qui se dresse en son sommet pèse cinquante quintaux. Et je dois avouer que cela me laisse sans mot. Ne connaissant que très mal le poids moyen d'une Notre Dame, je me garderais bien d'émettre un jugement. Non seulement car cela serait impoli vis-à-vis d'une femme de sa stature, mais aussi car je ne connais pas sa taille. La seule chose que je puis ajouter est que vu d'ici, du dessous donc, elle semblait assez svelte, surtout pour son âge, car elle fut consacrée le 6 octobre 1878, soit quelques jours après le passage de Stevenson et Modestine.

Ensuite il y eut une grande côte inutile, si tant est qu’une côte puisse avoir une autre utilité que celle de monter. Les deux « Mont-Blanc praliné » engloutis un peu avant n'y firent rien, j'eus bien du mal à la passer. La descente suivante me replongea au fond de la vallée, à la Bastide, ce qui entraîna mécaniquement une autre côte, utile celle-ci, pour arriver sur un plateau, à Chasseradès, pile à l'heure du déjeuner, où je fis quelques commissions à l'Épicerie « le panier gourmand », qualificatif commun à l'épicerie et à moi-même. Un siècle et demi avant moi, notre aventurier arriva ici à la nuit tombée et séjourna dans une de ces auberges « pas prétentieuses […] typiques de ces parties montagneuses de la France […] ou l'écurie et la cuisine communiquent de sorte que Modestine et moi pouvions nous entendre dîner l'un l'autre... ».

Dans cette auberge, il y rencontra un homme préposé aux mesures pour le passage du chemin de fer dont je pus en observer le travail quelques kilomètres plus loin en constatant qu'un pont ferroviaire enjambe le hameau de Chassezac.

Après ce fut long et je souffris fort de la chaleur mais je parvins tout de même au Bleymard après une descente empierrée. La même qui engendra «l'unique conflit sérieux» entre Modestine et Stevenson. L'ânesse refusant simplement d'aborder cette descente scabreuse, ne voulant pas entendre parler du raccourci, tandis que l'ânier débutant, voulant couper l'immense lacet pris la chose comme un pari. Il usa de son aiguillon d'une main, maintint le paquetage de l'autre et finit par arriver sur la route en contrebas plein de sueur mais satisfait de sa victoire, tant sur la montagne que sur le caractère de Modestine.

Je pris ensuite mon courage en otage et attaqua l'ascension du pic de Finiels en milieu d'après midi pour déboucher en son sommet vers 18h30, heure pour moi d'installer mon bivouac afin de profiter du lieu, et d'éviter de dormir dans les pentes abruptes des prochaines gorges du Tarn que je ne manquerais pas de découvrir le lendemain.

Quant à l'Ecossais, il le franchit au petit matin suite à un bivouac sur les bas flancs de la montagne après être repartit du Bleymard une fois le dîner terminé.

J'observais le coucher de soleil rasant l'horizon, enflammant les collines alentours en savourant ma salade de thon macédoine et mon cassoulet en conserve, pour lesquelles je ne tenta pas de reproduire la suggestion de présentation, encore échaudé de la veille.

C’est alors que je pris la mesure, comme à chaque voyage en solitaire, de ces propos tenus par Stevenson, à la modernité ahurissante, que je vous partage ici dans leur intégralité : « Je me suis rarement senti autant mon propre maître, jamais je ne me suis senti plus indépendant des aides matérielles. Le monde extérieur dont nous nous protégeons dans nos maisons, semblait après tout un lieu charmant et habitable. Nuit après nuit, un lit est fait et nous attend dans les champs, où Dieu tient chambre ouverte. Je pensais avoir redécouvert l'une de ces vérités qui sont révélées aux sauvages et cachés aux économistes politiques».

A la suite de cela il explique, tout de même, que sa femme lui manque et qu'il aimerait vivre cette solitude avec elle pour que la situation soit idéale.

C'est alors que je repensa à cet aphorisme de circonstance, pardon, de Tesson : “Rien ne vaut la solitude. Pour être parfaitement heureux il me manque quelqu'un à qui l'expliquer”. Je fini par me coucher entre les quelques arbres rabougris de ce géant chauve, la lumière du soir déclinant.

Comme il est de coutume de commencer une journée par le matin, je fais de même pour le récit de celle-ci. Il est advenu bien plus tôt que je ne m'y attendais. A vrai dire je ne sais pas précisément quand, mais probablement peu après minuit. C'est à cette heure fatidique et inconnue qu'il se mit à pleuvoir, alors même que j'avais quitté la veille au soir un ciel de feu, rougeoyant et superbe.

Le problème n'étant d'ailleurs pas tant la pluie mais le fait que je bivouaque sans tente, uniquement avec mon petit matelas et mon sac de couchage. J'étais donc en contact direct avec les précipitations et il ne fallut que quelques minutes pour que je sois trempé, comme celui qui sort de la douche voire celui qui y est toujours.

Malgré tout, j'attendis qu'il fasse jour, prostré, grelottant. Qu'aurais-je pu faire d'autre ? Partir en pleine nuit ? Pour quoi faire ? Descendre plus bas et trouver un refuge plus sec ? A quoi bon, toutes mes possessions étaient détrempées.

Alors non, je suis resté là, dans un état psychologique proche de celui de l'huître, incapable de toute action. Puis vers six heures, comme tout arrive, le jour aussi, et je leva le camp aussi vite qu'un voleur mettant le pactole dans sa besace, sauf que lui n'est pas frigorifié.

J'atteignis le Pont de Montvert vers 7h15, humide de toutes parts en proie au doute d'arriver à faire sécher mon sac de couchage pour la nuit suivante, mais à l'heure d'ouverture de la boulangerie, je regagnai quelques points de moral à grands coups de pains au chocolat aux amandes.

Stevenson était bien heureux de passer de ce côté-là du voyage, dans la partie méridionale, plus habitée, mieux fréquentée, et moins froide. Je me souviens d'une phrase qui lui permit de décrire les hauts plateaux du Gévaudan et du Vivarais que nous venions de parcourir : «ma route traversait l'une des régions les plus misérables. On eût dit le pire des Highlands d'Ecosse, mais pis encore, froid, nu et ignoble, avare de bois, avare de bruyères, avare de vie».

C'était précisément la raison pour laquelle j'appréciais tant ces terres du milieu, ce ventre vide du pays, qui l'est encore un peu en 2023. Je vais de nouveau vous livrer une citation de Sylvain Tesson que j’aurais aimé trouver, et qui résume fort bien cette géographie : “Loin des routes, il existait une France ombreuse protégée du vacarme, épargnée par l'aménagement qui est la pollution du mystère. Une campagne du silence, du sorbier et de la chouette effraie.” Au pays des camisards, les châtaigniers sont légions, ils poussent sur les pentes abruptes des gorges du Tarn et je suis bien convaincu qu’un œil averti serait capable de distinguer les différences entre la végétation de l’adret et de l’ubac. Dans la grisaille, sous le plafond de nuage que j’avais quitté le matin même, je prenais le chemin de Florac, et ce ne fut pas une sinécure.

Deux grosses montées menant à des cols ventés où les nuages se jetaient sur ma Modestine et moi, comme des enragés, ont jalonnés ce parcours qui aurait pu être descendant si j’avais suivi la rivière. Pourquoi Stevenson avait-il fait ce détour? L’avait-il fait d’ailleurs? Il n’en est pas question dans le livre et il est fort possible qu’il ait naturellement suivi cette artère de vie que représentent tous les cours d’eau. Et moi bêtement, j’ai fais le choix de ne suivre les flèches du GR uniquement pour m’orienter sur l’instant, et pour connaître mon futur, ce fameux livre.

Je me retrouvais dans le flou, dans l’incertitude pour une durée indéterminée, le temps que celui-ci n'aurait pas séché. S'il sèche. Je naviguais donc à vue, sans plus d’idée du parcours que le chemin qui sépare deux marquages rouge et blanc du GR. Quoi qu’il en soit, la remontée de cette vallée fut longue. Nul besoin de l’avoir lu, il suffisait de lever les yeux pour s’en rendre compte. Une fois au sommet, “ j'étais maintenant à la limite de deux grands partages des eaux. Derrière moi toutes les rivières se dirigeaient vers la Garonne et l'océan Atlantique, devant moi s’étendait le bassin du Rhône”, disait Stevenson. Oui car magie de la post-production, mon livre est sec à l’heure d’écrire ces lignes.

Je pris rapidement congé de ce haut lieu géographique et fila à bonne allure sur Cassagnas, St Germain de Calberte et enfin Saint Etienne Vallée Française, dont le nom du dernier me fit sourire, mais moins que si cela avait été St Etienne Vallée Espagnole par exemple, ce qui aurait gagné en surréalisme. Bref , trois villages où Stevenson fit halte pour dormir ou se restaurer, là où de mon coté je ne fis qu’une courte pause pour acheter quelques provisions, vous commencez à connaître la rengaine.

J’imagine néanmoins l’infernale descente vécue par Stevenson et Modestine, interminable, chaude et poussiéreuse, là où je me laissais tranquillement couler sur ma bicyclette : de l’importance d’avoir des roues pour Modestine. Après tout cela, d’aucuns diraient en guise de dessert, alors même que l’effort était déjà entamé depuis dix bonnes heures, il fallut remonter au col de St Pierre par un chemin de muletier, tiens donc, où je dû pousser tout du long avant d’avoir gagné le droit de redescendre sur St Jean du Gard.

C’est dans cette ville que Stevenson se sépara à tout jamais de Modestine, la vendant pour 35 francs avec selle et accessoires. Concluant ses écrits de voyage par un fameux chapitre nommé “Adieu Modestine”, l’écrivain s'épancha un peu sur sa tristesse de quitter sa compagne “patiente, élégante dans sa silhouette, d’une couleur de souris idéal et inimitablement petite”. Il reconnut même que “ses défauts étaient ceux de sa race” On ne connaît pas la suite de la vie de Modestine, quant à l'écrivain il regagna Alès en “voiture”, signant ainsi la fin de son voyage, la fin du livre, mais pas la fin du chemin éponyme, celui-ci allant véritablement jusqu’au bout par les sentiers. Je me serais moi aussi volontiers séparé de ma machine toute grinçante après trois jours sans huile, mais étant mon seul moyen de locomotion je ne pus m’y résoudre.

J'achevai mon voyage le lendemain après une nuit de bivouac au pont des camisards. Tous ces toponymes de la région sont les seuls vestiges de ces luttes religieuses qui animaient les Cévennes dans les années 1650. A l'époque, il était conseillé d'être affilié à la bonne religion, ou plutôt à la bonne mouvance au sein de la même église. Stevenson s’étant assez répandu dans l’ouvrage sur ces faits historiques, je crois savoir qu’il était préférable d’être protestant. Ce sont les passages du livre qui m’ennuyèrent un peu car je trouvais ce genre de problème d’un autre temps, puis je me souvins qu’il est des contrées en orient où il n’est pas préférable mais obligatoire de penser comme l’imposent les dirigeants des pays en question. Je me souvins aussi que cela transpire jusque dans nos capitales et probablement bientôt dans nos provinces. Peut-être même qu’un jour les châtaigniers des Cévennes seront témoins de nouvelles d’horreurs au nom de la foi. Le pont des camisards sera renommé le pont des mahométans.La même eau coulera pourtant toujours dessous car elle n’a rien à faire des lubies des hommes.

Une fois à Alès, ne sachant pas ce qu’avait fait Stevenson, n’ayant plus d’étoile à suivre dans les pages de mon guide, je m’octroya un sandwich insipide de La Mie Câline. Celui-ci n’ayant pas de mie et ne m’ayant pas fait de câlin, je trouve le nom un peu mensonger. C’est d’ailleurs le genre de chaîne boulangère que je ne recommanderais pas car dans le pays du pain je trouve honteux de servir cela. Et oui, j’ai des convictions, merde ! Je finis par me résoudre à prendre mon train pour remonter en 3 heures ce que j'avais mis 3 jours à faire à vélo. Ce qui me laissa le temps de penser, assis par terre dans le compartiment vélo, à la désorganisation de la SNCF d’une part, mais ce n’est pas le sujet et deux coups de gueules à la suite serait trop, et aussi à ce chemin. À Stevenson et Modestine, au plaisir que j’ai eu à sillonner ce petit bout de pays, cette joie de dormir entre les herbes folles, et surtout à ce bonheur de m’être plongé dans ce livre comme on ne le fait pas quand nous le lisons simplement le soir dans son lit. Ceci est une recommandation: lisez, voyagez, voyagez en lisant, lisez en voyageant, vivez.




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